Récupérer les rivières de l'Anthropocène : éprouver pour imaginer des pratiques de restauration attentionnées
Marie Lusson  1, *@  , Christelle Gramaglia * @
1 : Gestion de l'Eau, Acteurs, Usages  (UMR G-EAU)
Centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement, Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM), Institut de Recherche pour le Développement, AgroParisTech, Institut National de Recherche pour l’Agriculture, l’Alimentation et l’Environnement, Institut Agro Montpellier
361 rue J.F. Breton - BP 5095 34196 Montpellier Cedex 5 -  France
* : Auteur correspondant

La communication ouvre sur l'expérience en cours de la réalisation d'un long-métrage documentaire Méandres ou la rivière inventée (Lusson et De Bortoli, PAD mars 2023). L'usage du film, en donnant à voir des perspectives plurielles (Haraway 1988) et en rendant palpables des versions des cours d'eau inattendues (Tsing 1015, Zhong 2021), permet de penser à ce et ceux à quoi nous tenons, pour retisser du lien et imaginer des futurs communs entre humains et rivières.

L'extraction de graviers, la construction de barrages et les rejets d'effluents pollués ont modifié en profondeur le fonctionnement écologique des cours d'eau au point qu'ils sont devenus ce que l'historien de l'environnement Richard White nomme des « machines organiques » (2011). Quand les écosystèmes ainsi désassemblés n'ont plus la capacité de se rétablir d'eux-mêmes, la restauration apparaît comme la seule solution. Pour autant, de nombreux projets de restauration ne passent pas l'étape des études (Lusson 2021). Les incertitudes alimentent les controverses techniques et sociales : (1) parce que l'ingénierie de la restauration regroupe des pratiques très diverses qui sont autant de voies possibles pour (re)façonner les cours d'eau ; (2) parce que les rivières ne sont pas tout à fait des « machines » qu'il s'agit de « réparer », mais des milieux vivants et habités, faisant l'objet de très nombreux usages - souvent concurrents et irréconciliables (Barraud, Germaine 2017). Dès lors, quel état de rivière privilégier ? Comment tirer parti des controverses plutôt que de les subir (Callon, Lascoumes, Barthe 2001) pour faire « atterrir » les projets de restauration (Latour 2017) ? Notre communication rend compte d'une expérience sociologique et artistique originale dont l'objectif est de développer des outils et des méthodes qui vont dans le sens de la co-construction des projets de restauration – un objectif particulièrement difficile à atteindre. Elle se concentre sur la création d'un film scientifique et poétique pensé comme médiateur sensible indispensable au rétablissement des relations symétrisées entre experts et riverains. L'idée est de donner accès à des perspectives inattendues et très souvent négligées. Nous faisons d'ailleurs le pari d'un récit permettant d'articuler de manière simultanée des dimensions techniques, émotionnelles et sociales, mais aussi l'infiniment petit et l'infiniment grand, rendant tangible la pluralité des mondes plus qu'humains à composer. Le film Méandres ou la rivière inventée (Lusson, De Bortoli 2023), emprunte en effet à la fois au registre du documentaire et de la fiction pour convoquer le sensible (Denielle, Culhane 2021) et créer les conditions d'une expérience partagée de la rivière, quelle qu'elle soit. Il a été conçu pour être projeté seul (comme oeuvre immersive) ou en soutien à une démarche de concertation (outil de médiation original). Il s'adresse autant aux experts des politiques de l'eau qu'aux « profanes », lesquels sont tour à tour invités à adopter le points de vue de radeliers, scientifiques et micro-organismes aquatiques. Il répond en cela à l'invitation de la philosophe des sciences Maria Puig de la Bellacasa pour qui il faut envisager la réparation du monde comme « récupération » (au double sens de healing et reclaiming) suggérant une transformation politique, mais aussi affective et esthétique. Nous analyserons les débats générés par les premières projections du film, discutant des vertus heuristiques de l'image animée pour convoquer un public de la restauration des rivières attentionné. Nous arguons qu'il facilite la projection dans un futur proche où les rivières pourraient être pensées comme communs. Complémentaire aux réflexions menées sur la personnalité des grands fleuves (De Toledo 2021), notre démarche cherche à libérer la parole sur les attachements aux cours d'eau, mêmes les plus modestes, pour imaginer des politiques de l'eau plus inclusives. Elle ouvre la voie à d'autres manières de composer et habiter le monde. Filmographie : De Bortoli, E. and Lusson, M. (2023). Méandres ou la rivière inventée. PY Productions – INRAE. LIEN VERS LE FILM (version de travail, PAD mars 2023) : https://vimeo.com/786580915 mot de passe : Méandres1222 Bibliographie : Barraud, R. and Germaine, M-A. (2017). Démanteler les barrages pour restaurer les cours d'eau, Controverses et représentations. Paris : Quae. Bellacasa, M-P. (2017). Matters of Care. Speculative Ethics in More Than Human Worlds. Londres : University of Minnesota Press. Callon, M., Lascoumes, P. and Barthes, Y. (2001). Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique. Paris : Le Seuil. Denielle, E. and Culhane, D. (2021). Réinventer l'ethnographie. Pratiques imaginatives et méthodologies créatives. Québec : Presses de l'Université Laval. De Toledo, C. (2021). Le fleuve qui voulait écrire, les auditions du parlement de Loire. Paris : Les Liens qui Libèrent. Latour, B. (2017). Où atterrir ? Comment s'orienter en politique. Paris : La Découverte. Lusson, M. (2021). Restaurer des rivières à l'ère de l'Anthropocène : Controverses sociotechniques des pratiques réparatrices (Durance, Vistre, Gardons, Drac). Thèse de sociologie des sciences. Université de Lyon. White, R. (1995). The Organic Machine : the remaking of the Columbia River. New York : Hill and Wang


Personnes connectées : 2 Vie privée
Chargement...