Le spectateur-photographe : pratiques de la photographie dans les expositions de photographie contemporaine. Le cas de Photo Brut – La Centrale, Bruxelles
Viviane Triby  1, *@  
1 : LITT&ARTS. Arts et pratiques du texte, de l'image, de l'écran et de la scène  (LITT&ARTS)
Centre National de la Recherche Scientifique, Université Grenoble Alpes
Litt&Arts - Université Grenoble AlpesCS 40700 - 38058 Grenoble cedex 9 -  France
* : Auteur correspondant

Cette proposition est une exploration partielle des pratiques de la photographie via téléphone portable lors d'exposition de photographies. Elle vise à déterminer une double agentivité : celle de l'oeuvre créant le regard et celle de regard créant l'oeuvre. S'ouvre alors les questions du geste, de l'incorporation du quotidien dans l'usage après coup de la photographie, de la présence du corps spectatoriel devant l'oeuvre substituant-empêchant le regard, celle de la présentation scénographie et des possibilités renouvelées de définition de l'oeuvre par la photographie.

Etiré à l'orée d'une possible rencontre, le regard soudain posé déplie l'œuvre. Longtemps considéré dans la passivité d'une contemplation offerte, donnant à l'œuvre la responsabilité et l'exclusivité du sens et de la génération d'émotions, le regard actuel réclame dans l'accompagnement de l'évolution des formes plastiques qui l'éprouvent, d'agir. Mais de cette relation dialogique entre le regard-spectateur et l'œuvre saisie dans un contexte muséal, surgissent aujourd'hui de nouvelles postures suscitées par le téléphone portable – et plus précisément d'abord, par sa possibilité de photographier. Posture donc plutôt que geste, la prise photographique visibilise le regard et semble nous en indiquer ses possibles mutations. Elle se fait inquisitrice, déjouant dans des cadrages parfois négociés les scénographies qui opèrent contre elle, lorsqu'elle ne s'en trouve pas tout simplement empêchée par les politiques internes plus ou moins permissives des institutions. Nous gagerons liminairement que ces photographies ne visent pas tant le témoignage de l'œuvre que celle du regard à l'oeuvre[1]. L'appareil (téléphonique-photographique) joue dès lors moins comme une mise à distance, une protection entre l'œil et l'œuvre que d'un dénuement du regard en suivant les mots Georges Bataille pour qui dénuder (c'est) voir ce que le savoir cache[2]. Mais que disent ces regards et à qui sont-ils destinés ? Est-ce que ces photographies s'arriment à des œuvres particulières (comme le témoignage nécessaire d'une présence, à l'exemple des photographies que des « spectateurs-photographes » de « La Joconde » au Musée du Louvre semblent montrer) ou à des situations spectatorielles où l'œuvre compterait moins que le lieu où elle est présentée ? Cette contribution voudrait interroger ces pratiques photographiques des publics lors d'expositions de photographies contemporaines, et plus précisément l'exposition Photo Brut présentée à Bruxelles (du 24.11.2022 au 19.03.2023) après avoir été, dans un premier volet, présentée lors des Rencontres d'Arles en 2019. Comment ces photographies apparaissent sur l'émergence de regards, dans leurs co-déterminations situées et fragiles, c'est-à-dire comment le regard en route dans une exposition choisit d'isoler et de particulariser contre la totalité d'une collection, des photographies précises qui à leur tour définissent les regards ? Est-ce leurs emplacements, leurs tailles, leurs sujets ? Et comment cette mise en abîme à travers l'acte photographique peut reconduire une attention esthétique ? Regardons-nous mieux l'oeuvre en la regardant autrement ? Et si la volonté était moins de faire une photographie qu'un témoignage, quel est véritablement cet autrement, sinon, parfois, la simple reconduction d'un geste pris au dehors de l'institution, dans la dissémination d'une habitude originée dans un quotidien, c'est-à-dire, surtout, hors de l'œuvre ? Ainsi la photographie par le téléphone portable lors d'une exposition, invite à interroger plusieurs pistes : celle du geste, de la documentation personnelle, mais aussi du rapport à l'œuvre lorsque celle-ci se retrouve exilée à l'arrière-plan d'un selfie ou dans les strates de publications sur les plateformes numériques. Toutes gardent pourtant vives les questions d'une définition différente de l'oeuvre par son appropriation médiée et personnelle, ainsi que l'ouverture à une compréhension active des publics à travers ses postures saisissantes. [1] Peut-être que seul le travail de Sherrie Levine à propos de celui de Walker Evans ne le pourrait, avec tous les risques que cette mise en profondeur firent courir à l'auteure. [2] « Le non-savoir dénude. Cette proposition est le sommet, mais doit être entendue ainsi : dénude, donc je vois ce que le savoir cachait jusque-là, mais si je vois je sais. En effet, je sais, mais ce que j'ai su, le non-savoir le dénude encore. » George Bataille, L'expérience intérieure.


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