Observatoire de l'Habitat Indigne (O.H.I) : construction d'un regard collectif sur les hôtels du 115 à Toulouse.
Emilie Fernandez  1, *@  
1 : Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires  (LISST)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Université Toulouse - Jean Jaurès, École Nationale Supérieure de Formation de l'Enseignement Agricole de Toulouse-Auzeville, Centre National de la Recherche Scientifique
Université Toulouse Jean Jaurès Maison de la Recherche 5 Allées Antonio Machado 31058 TOULOUSE CEDEX 9 -  France
* : Auteur correspondant

A Toulouse, suite à la gestion de la crise sanitaire du covid par l'hébergement d'urgence, certains professionnel.le.s et bénévoles associatifs partageaient leurs écœurement face à l'attitude de certains hôteliers peu scrupuleux. Suite à cette alerte, nous avons décidé de lancer une recherche citoyenne. C'est ainsi qu'en septembre 2021 est né l'Observatoire de l'Habitat Indigne (OHI) pour rendre compte des conditions de mise à l'abri par le 115 à Toulouse. La photographie a été au cœur de notre méthodologie d'enquête. Cette communication propose de montrer comment notre regard collectif s'est construit à partir d'une méthodologie d'inventaire pour ensuite s'en émanciper et permettre ainsi une montée en compréhension du phénomène étudié. L'usage de la photographie dans cette recherche pourrait laisser penser qu'elle était un langage commun à tou.te.s. Les différents niveaux d'écritures visuelles présentées dans la communication montreront au contraire que nous avions des représentations différentes de l'usage de la photographie, nous obligeant à les interroger pour en faire un regard collectif lors de la conception d'une exposition.

Le 115 Si dans l'opinion publique, l'hébergement en hôtel est souvent associé à la période hivernale ou à son numéro d'appel unique le 115[1], on sait moins que son accès est contraint à des critères restreints de vulnérabilités alors même qu'il doit être inconditionnel[2]. Ceci explique pourquoi 78 % des personnes dans le besoin n'y font même plus appel. En 2020, la gestion sanitaire du Covid a particulièrement sollicité les hôtels qui, mis à mal par l'arrêt du tourisme, avaient de nombreuses chambres vides. À Toulouse, le nombre de familles et de personnes isolées hébergées est passé de 600 nuits/jour (2018) à 2000 nuits/jour (2022). Certains de ces hôtels y ont vu une reconversion économique alléchante, en facturant les nuitées au même tarif touristique. Post-crise covid, les personnes hébergées en hôtel auraient du se voir proposer des accompagnements vers des logements pérennes, mais la plupart des familles[3] n'y accèdent pas. Les hommes seuls ont été renvoyés à la rue[4], quant aux familles en situation administrative sans issue (demande de séjour refusée) elles prennent conscience que leur mise à l'abri en hôtel est une sorte de dernière étape dans leur projet migratoire. C'est ainsi que tou.te.s celles et ceux qui restent, voient l'hébergement en hôtel devenir une forme de logement précaire pouvant aller de quelques mois à plusieurs années. Une recherche citoyenne pourquoi et comment ? Début 2021, certains professionnel.le.s et bénévoles associatifs partageaient leurs écœurement face à l'attitude de certains hôteliers peu scrupuleux. Suite à cette alerte, nous avons décidé de monter une recherche citoyenne. C'est ainsi qu'en Septembre 2021 est née l'Observatoire de l'Habitat Indigne (OHI). Toulouse n'en est pas à son premier essai de recherche citoyenne. Chercheur.e.s de l'Université Jean Jaurès, militant.e.s de la Ligue des Droits de l'Homme et citoyen.ne.s ont déjà eu l'occasion de mener des observatoires avec l'intention de faire reconnaître, grâce à la rigueur scientifique, une parole émanant du terrain, avec l'intention d'en faire bouger les politiques locales[5]. La recherche citoyenne a donc pour première intention de vérifier les faits dénoncés par la société civile pour ensuite, s'ils sont constatés, entrer en dialogue avec les institutions et les politiques locales. Dans ce cas, des préconisations sont proposées pour améliorer la situation. C'est dans cet état d'esprit que nous avons fondé l'OHI. La recherche citoyenne est une aventure humaine et intellectuelle enrichissante qui demande à chacun.e de questionner ses représentations, son langage et ses méthodologies de travail. Si un tel projet a pu tenir pendant un an de façon bénévole, c'est parce qu'il a été rythmé de rencontres humaines joyeuses et/ou conflictuelles, mais toujours dirigées vers un but commun, celui de dénoncer un phénomène subi par nos concitoyens les plus vulnérables. Il nous a fallu élaborer une méthodologie de travail commune, appréhendée et validée par toutes et tous. Pour cela, il fallait identifier les hôtels sur le territoire toulousain, trouver un moyen d'y entrer pour y rencontrer des hébergés et faire un état des lieux et des conditions d'accueil. Nous avons été aidé en cela par Médecins du Monde, seule organisation autorisée à entrer dans les hôtels[6]. Montée en compréhension du phénomène : la construction d'un regard collectif Nous avons construit un questionnaire et un « protocole photographique ». En binôme, il s'agissait pour une partie d'entre nous de faire passer le questionnaire d'une trentaine de minutes et pour l'autre, de faire des photographies identiques dans chaque chambre. Le questionnaire se voulait « distancié », questionnant l'état de la chambre, les conditions de circulations dans l'hôtel et les relations avec le personnel. Nous n'avions pas l'intention d'entrer plus précisément dans les récits de vie des personnes, au contraire, nous souhaitions rester focalisés sur l'état des hôtels et de l'accueil. Celles et ceux qui se sont livrées à nous d'eux/elles mêmes, nous ont raconté le plus souvent des récits migratoires douloureux et traumatisants. L'équipe de photographes s'est constituée autour de quatre photographes ayant pour particularité d'être « des professionnel.le.s », sensibles à la photographie documentaire mais avec des nuances ; reporter-documentaire, démarche documentaire d'auteur, pratique du portrait ou approche documentaire et sociologique. Partant de nos approches et pratiques différentes, nous avons décidé dans un premier temps de trouver comment nous rejoindre autour d'une méthode commune qui aurait une valeur scientifique. Celle de l'inventaire a été identifiée comme la mieux adaptée à rendre compte autant que possible de l'état des hôtels. La photographie a d'abord été appréhendée comme « donnée » et comme « preuve », directement liée à notre intention d'interpeller les pouvoirs publics sur la réalité des intérieurs. Nombreux sont les écrits qui démontrent qu'une photographie n'a rien d'objectif et de neutre, pas plus qu'une recherche scientifique, et pour atteindre un regard le plus dénué de subjectivité nous avons établi la liste d'éléments à photographier. Dans chaque chambre visitée nous avons photographié les espaces et les éléments qui les constituent : radiateurs, fenêtres, lits, sanitaire, espace de rangement, de cuisine, espace collectif dans l'hôtel... Nous avons visité 25 hôtels sur les 50 de la liste toulousaine du 115. Ce protocole photographique a permis de faire le constat qu'environ 30 % d'entre eux avaient des problèmes d'insalubrité. Logement indigne ou condition de vie indigne ? Vers un déplacement du regard La pratique photographique est une histoire de champ et de hors champ. Inévitablement nous avons tou.te.s laissé échapper notre regard au delà du champ défini par le protocole. Je qualifie ici ces photographies de « hors champ du protocole », et c'est ce décentrement du regard qui nous a permis de monter en compréhension du phénomène. Si les politiques publiques distinguent bien les termes d'hébergement et de logement, c'est parce qu'il en résulte un traitement législatif différencié. Si avoir un logement, être propriétaire ou locataire, correspond à des devoirs (payer son loyer, le foncier, assurance), cela induit aussi un accès à des droits (contractualisation, aide aux logement, protections). En revanche « être hébergé » est un statut moins règlementé, qui laisse place à des zones de non-droit, qui paradoxalement touchent les plus vulnérables d'entre nous. C'est en photographiant le « hors champ du protocole » que nous avons découvert qu'être mis à l'abri en hôtel signifie aussi être « empêché » dans son accès aux droits fondamentaux ; à la santé, à une vie sociale... et même si « avoir un toit est déjà une chance », il nous est apparu que l'expérience d'habiter au quotidien et durablement, seul ou en famille, dans les quelques mètres carrés d'une chambre à coucher[7] reste de l'ordre de la survie. Et qu'habiter dans une chambre d'hôtel signifie être assigné à résidence sous la menace permanente d'en être expulsé.[8] Si dans un premier temps le protocole photographique a permis de mettre en exergue que parmi les hôtels certains étaient insalubres alors que d'autres offraient les mêmes services qu'aux touristes, les photographies « hors champ du protocole » nous révélaient que c'est le fait de vivre à plusieurs sur de longues durées dans une chambre d'hôtel qui est indigne. Qu'elle soit bien chauffée ou infestée de cafards, la chambre d'hôtel est et reste un lieu de passage et non le lieu d'enracinement nécessaire à une bonne intégration sociale. C'est ainsi que lors de nos réunions, en partageant collectivement nos photographies et nos questionnaires, nous prenions conscience d'une nouvelle dimension du phénomène, amplifiant encore plus notre indignation. Si le regard est affaire d'un long apprentissage, l'équipe de photographe qui en maitrisait le langage découvrait cependant comment chacun.e de nous observait ce même objet. Si le protocole, l'écriture d'inventaire, permettait de faire un état des lieux entre les hôtels avec distance, les photographies « hors champ du protocole » montraient comment et par quoi le regard de chacun.e était attiré. Ce n'était pas qu'une question de genre photographique mais bien comment l'objet de recherche résonnait en nous. Ces photographies permettent de voir que nous ne regardons pas un même objet de la même façon. Créer une exposition aux multiples écritures visuelles Dès le départ de cette enquête, les formes de sa restitution avaient été définies. Un rapport écrit rendrait compte des résultats et s'adresseraient aux plus interessé.e.s et aux politiques locales. Une exposition photographique, elle, offrirait à un plus large public, une immersion sensible dans le sujet. C'est lors de la conception de la maquette de l'exposition que le travail collectif de post-production a soulevé le plus de débats. Malgré notre volonté de départ, une hiérarchisation des photographies se faisait sentir entre les genres et nous rencontrions des désaccords. C'est pourquoi pour tenter de garder notre intention collective, nous avons décidé de parler à la fois du phénomène observé (les conditions de vie en hôtel) mais aussi de comment un regard se construit autour d'un même objet. Il s'agissait d'inviter à un apprentissage de la lecture visuelle : la photographie questionnée par son usage, ses intentions, ses genres. C'est ainsi que nous avons crée trois chapitres dans lesquels les photographies se mélangent sans distinction d'auteurs. La partie « Inventaire » explicite la méthode de recherche par inventaire et permet de rendre compte du bâti. La partie « Habiter » montre les conditions de vie quotidiennes. Enfin une troisième partie a vue le jour « Regards ». En travaillant sur les matériaux nous nous sommes rendus compte de combien nos subjectivités et nos styles apparaissent dans certaines images. C'est pourquoi nous avons décidé de constituer un corpus dans lequel les photographies laissaient transparaitre ce que le phénomène étudié dit de nous : imaginaire cinématographique, protocole participatif, portrait unique, références aux questions de genre. Les photographies parlent de l'objet photographié comme des auteurs, elles montrent comment chacun.e rencontre et perçoit une même réalité. Enfin, une architecte urbaniste nous a rejoint dans cette aventure visuelle. Elle en a rendu compte visuellement en associant informations sur le bâti récoltées par questionnaire et récits de vie. Ses « cartes sensibles » donnent une nouvelle dimension au phénomène et comment le partager. Cette communication propose de discuter des différentes étapes de la construction de ce regard collectif et des débats qui en sont nés. L'usage de la photographie en sociologie et, ici dans une perspective de recherche citoyenne, pourrait laisser penser qu'elle est un langage commun déjà acquis. Les différents niveaux d'écritures visuelles présentées montrent au contraire que l'usage de la photographie et la construction d'un regard collectif demandent à chacun.e d'identifier et de situer sa pratique, son appréhension du réel et ses représentations sur l'objet étudié. Notre travail permet de juxtaposer différentes écritures visuelles sans hiérarchisation, et ouvre la discussion sur la part de l'intention dans l'usage de la photographie dans une recherche sociologique. Résumé : [1] Le nombre d'appels « décrochés » au 115 (la personne a réussi à aller au-delà du temps de mise en attente et à parler à un.e répondant.e) culmine à 6 % à Toulouse. Ceci explique que 78 % des personnes interrogées n'appellent jamais le 115 du fait du manque de réponse. [2] Au début de l'enquête les critères de vulnérabilités prioritaires étaient : femmes victimes de violences conjugales, familles avec enfant de moins de trois. Pendant la période de confinement, les critères se sont élargis, notamment pour les hommes seuls. Aujourd'hui le gouvernement souhaitant réduire l'usage des nuitées en hôtels a réduit à l'unique critère : femmes victimes de violences conjugales. [3] Recours DALO DAHO en cours [4] À Toulouse en Juillet 2022, 70 hommes ont été renvoyés à la rue sans proposition de relogement. C'est ce que l'on appelle une « sortie sèche ». [5]Des précédents observatoires se sont penchés sur l'accueil des étrangers en Préfecture et sur les violences policières exercées durant les manifestations des gilets jaunes. [6] Il est interdit d'entrer dans les hôtels pour plusieurs raisons ; la crise sanitaire, la protection des femmes victimes de violences conjugales. Pour certains hôteliers, cette réglementation est une aubaine pour cacher les conditions d'accueil délétères. [7] Les chambres à coucher visitées allaient de 13m2 à 25m2 pour les appart-hôtels. Le plus souvent 4 à 6 personnes partagent cet espace. [8] La particularité du statut « d'hébergé » en hôtel contraint à ne pas quitter sa chambre plus de 48h au risque de la perdre, mais également de pouvoir être envoyer vers un autre hôtel du jour au lendemain sans aucune explication. Nous avons aidé une famille à déménager. Installée depuis un ans dans une chambre, il leur a été demandé sans explication et par simple courrier de quitter la chambre sous deux jours vers un hôtel d'une autre commune. Les enfants étaient scolarisés et l'un d'entre eux avait des soins réguliers dans un CAMSP. La mère s'est effondrée à l'annonce de la nouvelle.


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