Cette communication propose de revenir sur une expérience en cours de recherche-création, consistant à écrire et réaliser un film documentaire à partir d'une recherche doctorale mobilisant l'enquête ethnographique comme méthodologie. Il s'agira de rendre compte des ficelles et des interrogations générées par la mise en œuvre de cette démarche double en termes éthiques, méthodologiques et épistémologiques.
Cette proposition de communication souhaite rendre compte des questionnements issus d'un projet de recherche-création initié en 2020 par Claire Duboscq, doctorante en sciences politiques, et Cyndi Portella, réalisatrice de films documentaires.
Partant d'une intention commune de faire dialoguer les démarches ethnographique et documentaire, ce travail cherche d'une part à répondre à des enjeux de cinéma comme la figuration du passé dans le temps présent et, de l'autre, à une nécessité sociologique de rendre compte des limites de l'écrit dans la description et l'analyse de phénomènes invisibles (relations de pouvoir, pollutions, continuités coloniales). Notre démarche se nourrit de la recherche doctorale en sciences politiques intitulée « La fabrique colombienne des droits de la nature » menée par Claire Duboscq, cadre dans lequel ont été réalisés en 2022 six mois de terrain en menant de concert enquête ethnographique et repérages filmés. Nous proposerons d'aborder trois grands espaces de dialogue ouverts par ce processus afin de donner à voir la manière dont ces démarches se rétroalimentent ou génèrent des frictions.
Tout d'abord, il s'agira de questionner, d'un point de vue éthique, les conditions d'aménagement permettant aux espaces de l'enquête et du film de coexister. Quels sont les limites et les apports de cette double-démarche dans l'établissement d'une relation de confiance auprès des enquêtés/personnes filmées (Sebag & Durand, 2020) ? Prosaïquement, comment introduire et adapter la « légende » de terrain et du film, quand sortir la caméra, quel statut donner à la parole recueillie et comment la mettre en scène, comment composer avec l'enclicage (Olivier de Sardan, 1995) et la sélection des personnes filmées ?
Le fait que le film documentaire soit imaginé et construit à partir des points de tensions révélés par la recherche sociologique suppose également une transposition des inquiétudes scientifiques mobilisées au langage cinématographique : comment filmer (choix d'angles, de cadrage, de lumière) une nature sujet de droit, non-anthropocentrée ? Quelle place lui donner dans la narration ? Doit-t-elle être un personnage à part entière, à la vision subjective ? En cherchant à mettre en récit cinématographiquement des fleuves, lacs ou volcans, leur statut au sein de l'enquête se trouve transformé. Ainsi, la réflexion sociologique, en visualisant (Harper, 2012) se questionne à son tour sur l'agentivité de la nature et la manière dont elle peut « prendre vie » dans sa restitution écrite.
Enfin, aux moments de l'écriture et du montage, comment rendre compte de l'écart de représentation entre un droit qui isole les entités naturelles et leur connexion géologique par des systèmes hydrographiques ? Le cinéma permet-il de rendre compte de la continuité des flux hydrologiques, de pouvoir, de capitaux et en fin de compte, de la circulation des agents polluants ?
Nous défendrons ainsi le partage de ficelles et de ponts réflexifs au moment d'affronter les questions de construction de l'objet sociologique et celles de l'écriture filmique.
Références bibliographiques
Harper Douglas (2012), Visual Sociology, London/New York, Routledge, 209.
Sebag Joyce & Durand Jean-Pierre (2020), La sociologie filmique. Théories et pratiques, Paris, CNRS, coll. « Sciences politiques et sociologie », 157-172.
Olivier de Sardan Jean-Pierre (1995), « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », Enquête, n°1, 71-109.